Et pourtant l’école est aujourd’hui mise en coupe réglée par les opérateurs téléphoniques qui se répartissent les parts de marché ; leurs réseaux sont désormais partout, transperçant de toutes parts les enceintes de l’école. Dans la cour, sous les préaux, dans les couloirs, dans les poches, sous les pupitres les portables relient en toute discrétion les élèves d’aujourd’hui au reste du monde. Qu’ils aient dix-sept ans, quatorze ans, dix ans ou parfois moins, les élèves sont désormais tous - sauf quelques rares cas isolés - munis de cette arme de destruction massive pour l’école. On trouve même, dans les rayons de jouets, des téléphones portables en plastique pour enfants de douze mois.
L’invasion de l’école a été d’autant plus rapide qu’il n’y a pratiquement pas eu de grande bataille du portable, comme contre le port du voile par exemple. Et pourtant le portable ne concerne pas quelques familles intégristes mais l’immense et banale majorité des élèves. Avec le recul on s’aperçoit que l’annexion des lycées, des collèges et mêmes des écoles primaires s’est faite en une petite dizaine d’années, pas plus. Aucune réelle résistance adulte ne lui a été opposé, si ce n’est pour d’éventuelles raisons médicales : mais la présence à l’école du téléphone portable en elle-même n’a jamais été réfléchie, discutée ou même remise en question.
Or non seulement rien ne peut justifier leur présence dans un établissement scolaire, mais cette présence mine de l’intérieur, dans une guerre sourde, le principe même de l’école.
Le téléphone portable est déjà le symbole consternant de notre société de consommation, dans laquelle les enfants entrent dès le plus jeune âge. Mais il est à l’école le symbole moderne de la capitulation en rase campagne de toute autorité adulte face à la toute-puissance de l'enfant. L’institution scolaire, engluée dans la protection des droits des enfants, les considère comme des adultes miniatures, des presque citoyens, à la vie privée desquels on ne peut attenter. L’autorité parentale, quant à elle, est engluée dans l’aumône désespérée de l’amour de ses propres enfants.
Si certains parents inconscients ne regardent pas à la dépense pour offrir à leur progéniture pourrie-gâtée le smartphone dernier cri, qui vaut - rappelons-le - plus qu’un demi-mois de salaire minimum, avec abonnement illimité et accessoires, d’autres parents, plus circonspects et scrupuleux, n’offrent des téléphones qu’aux anniversaires, ou encore à Noël, se donnant bonne conscience avec un forfait limité ou en recyclant de vieux modèles. Mais - et c’est tout ce qui compte - à des degrés divers tous les parents cèdent, ou presque.
Pour justifier leur permissivité et leur laxisme parental, auprès des autres ou même auprès d’eux-mêmes, les parents - car il n’est jamais agréable de se renvoyer à soi-même l’image d’un mauvais parent - usent généralement de trois arguments, que seul leur inconscient coupable peut trouver acceptables.
Le premier argument est celui de la sociabilité par mimétisme, seule garante du bonheur des enfants. Parce qu’il faut faire comme les autres et ne pas exclure son enfant, petit mouton souffreteux de la modernité. Tout comme acheter des vêtements ou des chaussures de sport de marque, ou bien la télévision, la console de jeux vidéos, l’ordinateur connecté dans la chambre d’enfant. Derrière l’argument de la socialisation, il y a celui de la « coolitude », avec les copains (« être cool », ce n’est précisément pas être, mais avoir, détenir, posséder quelque chose qui vous fait ressembler aux copains, si possible en mieux) et coolitude des parents eux-mêmes : un parent qui exclurait son enfant s’exclurait lui-même de la coolitude, ce qu’aucun parent ne peut accepter : un parent moderne doit être cool pour les copains de ses enfants et au moins aussi cools que les autres parents (car le mimétisme ne concerne pas que les enfants).
Et puis, peut-être aussi parfois, une certaine vanité de la part de certains parents, heureux de revivre par procuration une jeunesse sans frustration : avec le téléphone portable, l’enfant devient adulte et l’adulte redevient enfant. Se superposant à l’argument de la sociabilité, celui de la modernité. C’est effectivement imparable : puisque le portable est la modernité, l’enfant ne peut s’en passer sans s’exclure de la modernité, de l’ouverture au monde d’aujourd’hui, de la vie. Et bien sûr, qui serait assez cruel ou stupide pour priver ses enfants de la modernité, quelle qu’elle soit ? Bref, c’est au nom de l’ouverture au monde et à la vie moderne qu’on permet finalement à des enfants de s’user les yeux sur des écrans de quatre pouces, en jouant à des jeux idiots ou en ayant une sociabilité détraquée.
Le second argument est celui du lien parental. Symptomatique de l’absence contemporaine de confiance parentale en l’institution scolaire, il témoigne de cette réticence à accepter que les enfants, pour grandir, doivent échapper à l’environnement parental exclusif et se confronter à un environnement autre, public et collectif. Comme si l’école pouvait être un lieu dangereux : mais si l’école est un lieu de danger pour les enfants, existe-t-il un seul lieu sûr au monde ?
L’argument du lien parental cache souvent une aspiration fusionnelle qui, sous couvert de donner l’autonomie, surveille et étouffe l'enfant. Certains mobiles sont même vendus avec une puce GPS pour permettre aux parents inquiets de géolocaliser en permanence leur progéniture sur des cartes 3D. Plus triste, cet argument du lien artificiellement gardé témoigne de la perte de contact réel avec l’enfant : quand communiquer avec son propre enfant devient joindre son enfant. De plus cette recherche d’un contrôle totalitaire sur son enfant constitue en réalité un bel aveu d’impuissance des parents qui se dédouanent ainsi à bon compte de leur rôle éducatif. Comme si le téléphone portable, objet transitionnel de la modernité, pouvait se substituer à la présence parentale.
Enfin le troisième et dernier argument est plus pernicieux. C’est l’argument de la bonne foi : bien sûr les parents admettent que le téléphone n’a rien à faire en classe. Mais ils considèrent soit leurs enfants comme des adultes responsables, soit au contraire que c’est le rôle du professeur de veiller à ce qu’ils ne les utilisent pas. On voit bien que le professeur doit par conséquent suppléer à la démission parentale. Certains parents seraient pourtant avisées d’étudier les factures détaillées des communications de leurs enfants pour constater le décalage entre leurs bonnes intentions et la triste réalité.
Bref de bien piètres arguments. Car quand on y réfléchit un tant soit peu rationnellement, tout s'oppose à la présence les téléphones portables dans les enceintes scolaires.
Bien entendu, les sonneries intempestives, les pertes, les bris ou les vols de ces bijoux de technologie portent atteinte au bon fonctionnement de l’école. Sa confiscation et sa restitution est une source de crispation et de conflits continue. Mais tous ces inconvénients ne sont au fond que des nuisances superficielles.
Car les téléphones portables sont avant tout une source de distraction pour l’élève, un trou noir pédagogique. Fenêtre en trompe-l’œil sur le monde extérieur, les téléphones permettent d’échapper à tout moment à la prison de la classe, à l’ennui de l’école. L’ennui étant unanimement considéré comme une source d’échec scolaire par tous nos pédagogistes, le portable serait donc un outil de réussite scolaire ?
En réalité refuser l’ennui, c’est refuser le principe même de la classe ou de la vie avec les autres. Avatar moderne du divertissement pascalien, le téléphone portable est l’ennemi dans la classe même de toute concentration scolaire : il correspond bien à cette génération d’élèves incapables de suivre un cours d’une heure quand ils peuvent dans le même temps jouer, télécharger des sonneries, envoyer ou recevoir des appels, des SMS, des MMS, être connecté aux réseaux sociaux, chatter, surfer sur le web, prendre une photographie ou filmer des camarades ou des professeurs, à leur insu le plus souvent, voire envoyer le tout sur internet, en toute impunité puisque les réseaux sociaux ne sont que partiellement publics.
D’une manière générale, le divertissement permanent n’empêche pas seulement la concentration en cours, mais, s’imposant dans tous les temps morts de la vie quotidienne, il prive l’enfant de patience, d’observation, de méditation, de recueillement. Pour le dire autrement ce que l’enfant gagne en connectivité, il le perd en profondeur.
Quant à l’atteinte au droit à l’image d’autrui, c'est un délit réprimé par la loi. Quand, plus répréhensible, il ne s’agit pas de ridiculiser un camarade ou un professeur, comme cela commence à être de plus en plus le cas : on trouve sur les réseaux sociaux des photos volées en cours, voire des photomontages provocateurs. Le téléphone portable devient une arme qui pervertit profondément la relation de confiance entre le professeur et ses élèves. Dans la cour la pratique du happy-slapping signe l’avilissement moral de toute une société. Que l’on songe à ces adolescents qui ont diffusé récemment sur internet une vidéo de viol devant la gare de Lyon. Ou à cette professeur désespérée qui s’est immolée dans la cour de son collège, filmée par les élèves : le téléphone portable est aussi au service des passions les plus abjectes de l’être humain.
Pour ce qui est de la fraude scolaire, elle a toujours existé. Mais elle voit aujourd’hui, grâce au téléphone portable, ses possibilités démultipliées à l’infini. D’artisanale, la fraude devient industrielle. Il est ainsi possible de stocker des cours, des images, des graphiques sur la mémoire d’un téléphone, de consulter des sites, des dictionnaires de langues installés sur le téléphone, des résumés d’œuvre ou des corrigés en ligne, de valeur très discutable le plus souvent. Personne auparavant ne pouvait tricher lors d’un commentaire composé en français ou d’une dissertation en philosophie en classe : grâce au téléphone portable, ce progrès devient possible ! Ainsi la dissertation littéraire ou philosophique qui marque en principe la fin de scolarité obligatoire et l’aboutissement d’une culture personnelle et d'une forme de raisonnement, est aujourd’hui entrée dans l’ère du soupçon : est-ce bien l'élève qui a écrit ?
Les professeurs des classes préparatoires ne s’étonnent plus des copies reproduisant au mot près des traductions classiques de la littérature étrangère ou montrant une érudition surprenante. Au baccalauréat les exemples de fraude au téléphone portable se banalisent un peu plus chaque année. Le téléphone sert à communiquer avec l’extérieur ou à diffuser des sujets éventés. Le plus consternant est le scandale des parents, même quand leur enfant est pris sur le fait : il est vrai qu’une partie de la responsabilité leur incombe, puisqu’ils payent et le téléphone et l’abonnement. Pire : certains parents concèdent une faute morale mais en leur for intérieur admirent l’ingéniosité de leur progéniture dans un monde où il faut prendre les places qui sont à prendre, peu importent les moyens.
Plus grave que tout : le téléphone portable, dans sa dernière version perfectionnée, le smartphone ou - ironie du sort - « téléphone intelligent », est le cheval de Troie d’internet dans la classe. A ce titre il présente les mêmes défauts qu’internet à la maison, contribuant à l’idée que toute culture, toute connaissance, tout savoir est inutile. Ou plus précisément que l’effort qui doit l’accompagner est inutile, comme s’il suffisait après tout que la culture soit disponible : or le téléphone que l’on emporte avec soi ne rend-il pas cette disponibilité pratiquement absolue ? Ce n'est plus l'élève qui est intelligent, mais son téléphone. Bref, la culture n’est plus en nous, elle est en ligne. Et cette simple pensée est effrayante.
Avec le téléphone portable, le lien de confiance avec l’école est rompu, la notion d’effort s’effrite, l’idée de culture de personnelle disparaît.
Nous avons plus de force que de volonté ; et c’est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles
- La Rochefoucauld
Devant le tollé soulevé par l’éventualité d’une interdiction totale, les gouvernements successifs, malgré des déclarations bravaches, se sont bien gardés de trancher. La détention n’est pas interdite, mais seulement l’utilisation en cours. Différentes dispositions dans les règlements intérieurs des établissements scolaires précisent les modalités de cette interdiction partielle. Pour la fraude au téléphone portable, l’institution scolaire, sourde et aveugle de par son retard pachydermique, n’a pas même encore réfléchi à cette question.
Bien sûr, dans un monde idéal où les enfants seraient vertueux, ce compromis ménage en apparence la chèvre et le chou. Mais dans le monde réel, permettre de jure la possession d’un téléphone, c’est encourager de facto son utilisation. Nous voilà à la catastrophe actuelle. Sans compter que l’interdiction en cours (rarement sanctionnée) vaut autorisation ou tolérance dans les couloirs, dans la cour, dans les toilettes. Le happy slapping ou d’autres formes de harcèlement scolaire ont donc de beaux jours devant eux avec la généralisation des nouveaux téléphones « intelligents ». Admet-on qu’un élève entre en classe ou se promène dans les couloirs de son collège avec une caméra ?
Dans le cadre de cette tolérance relative, il faudra bientôt renoncer à étudier les grands textes classiques qui fondent notre culture commune, puisque leurs commentaires sont tous en vente sur internet.
Plus grave : cette tolérance partielle vaut encouragement de l’institution pour les rares parents qui éprouvent encore quelques scrupules.
On peut pourtant faire pire. Puisque le portable est la modernité, autant le faire rentrer dans les classes. C’est ce que pensent certains pédagogistes, pas peu fiers de se montrer originaux et inventifs. Pour faire rentrer le numérique à l’école, quoi de mieux que de s’appuyer sur ce qui existe, les téléphones des élèves, d’autant que c’est un progrès qui ne coûte rien à l’école. « Le vrai progrès ce n'est pas de s'épuiser à entretenir une guerre perpétuelle et perdue d'avance avec les pratiques sociales des jeunes. Mais de jeter les passerelles éducatives qui permettront à l'École d' "intégrer ces pratiques dans des stratégies scolaires". Les téléphones portables peuvent, toujours selon les pédagogistes, devenir des « machines à apprendre », il suffit d’en faire « des portails de l’apprentissage ».
C’est évidemment supposer, en bon rousseauistes, que les élèves sensibilisés à un usage moral du téléphone sauront se corriger et l’utiliser à bon escient, comme un outil scolaire et uniquement scolaire. Une douce utopie.
Avec un peu de volontarisme, un retour en arrière est possible même si il ne pourra que provoquer une opposition frontale de la part des élèves et des parents (on se souvient de cette professeur qui a récemment reçu une lettre d’insulte de toute sa classe de terminale parce qu’elle avait le malheur d’exiger qu’ils n’utilisent pas leur portable en classe : les élèves ont même exigé que cette professeur « rétrograde et attardée » soit remplacée dans les plus brefs délais). Voilà pourquoi, avant d’être mise en œuvre, elle devra être précédée d’une grande et ambitieuse campagne de sensibilisation à l’intention des parents et des élèves: il faut d’abord faire de cette lutte contre les téléphones portables à l’école une grande cause scolaire nationale.
D’un point de vue pragmatique, il faut s’interroger : comment rendre applicable une telle interdiction ? D’ores et déjà, pour lutter contre la fraude, l’installation de portiques à l’entrée des salles d’examen pourra déjà être un grand progrès. Des détecteurs de signaux ou des brouilleurs, aujourd’hui interdits, pourront être généralisés. Et si l’interdiction devient finalement totale, des portiques à l’entrée des établissements scolaires. C’est à ce prix que nous pourrons sauver ce qui reste de notre école.
Bien sûr, la fraude sera toujours possible. Mais pour lutter contre elle, il faudra appliquer une sévérité exemplaire, bien différente de l’actuelle tolérance : mieux que des règlements intérieurs, une loi devra explicitement interdire les téléphones portables (et tous dispositifs de communication) à l’école, assorties de sanctions légales (confiscation, mention au dossier scolaire de l’élève, exclusion, amende pour les parents).
Qu'on le veuille ou non, le téléphone portable à l’école est un miroir de notre société, un révélateur bien peu flatteur de ce que nous sommes devenus : des éducateurs impuissants et démissionnaires. Pour rendre un vrai service aux élèves, ne les traitons plus comme des adultes qui sauraient déjà ce qui est bon pour eux. Avec un peu de bon sens agissons, mettons fin à cet infantilisme institutionnel et parental et remplissons enfin notre rôle d'adultes.
Interdisons les portables à l’école.
[Commentaire Robin des Toits : "et exigeons des Pouvoirs Publics que soit promulguée la Loi n° 2010-788 du 12 Juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement."]
http://www.robindestoits.org/LOI-n-2010-788-du-12-juillet-2010-portant-engagement-national-pour-l-environnement_a1126.html
-------------------------
Source : http://www.laviemoderne.net/lames-de-fond/005-les-portables-de-multiplication.html
L’invasion de l’école a été d’autant plus rapide qu’il n’y a pratiquement pas eu de grande bataille du portable, comme contre le port du voile par exemple. Et pourtant le portable ne concerne pas quelques familles intégristes mais l’immense et banale majorité des élèves. Avec le recul on s’aperçoit que l’annexion des lycées, des collèges et mêmes des écoles primaires s’est faite en une petite dizaine d’années, pas plus. Aucune réelle résistance adulte ne lui a été opposé, si ce n’est pour d’éventuelles raisons médicales : mais la présence à l’école du téléphone portable en elle-même n’a jamais été réfléchie, discutée ou même remise en question.
Or non seulement rien ne peut justifier leur présence dans un établissement scolaire, mais cette présence mine de l’intérieur, dans une guerre sourde, le principe même de l’école.
Le téléphone portable est déjà le symbole consternant de notre société de consommation, dans laquelle les enfants entrent dès le plus jeune âge. Mais il est à l’école le symbole moderne de la capitulation en rase campagne de toute autorité adulte face à la toute-puissance de l'enfant. L’institution scolaire, engluée dans la protection des droits des enfants, les considère comme des adultes miniatures, des presque citoyens, à la vie privée desquels on ne peut attenter. L’autorité parentale, quant à elle, est engluée dans l’aumône désespérée de l’amour de ses propres enfants.
Comment céder en trois leçons
Si certains parents inconscients ne regardent pas à la dépense pour offrir à leur progéniture pourrie-gâtée le smartphone dernier cri, qui vaut - rappelons-le - plus qu’un demi-mois de salaire minimum, avec abonnement illimité et accessoires, d’autres parents, plus circonspects et scrupuleux, n’offrent des téléphones qu’aux anniversaires, ou encore à Noël, se donnant bonne conscience avec un forfait limité ou en recyclant de vieux modèles. Mais - et c’est tout ce qui compte - à des degrés divers tous les parents cèdent, ou presque.
Pour justifier leur permissivité et leur laxisme parental, auprès des autres ou même auprès d’eux-mêmes, les parents - car il n’est jamais agréable de se renvoyer à soi-même l’image d’un mauvais parent - usent généralement de trois arguments, que seul leur inconscient coupable peut trouver acceptables.
Le premier argument est celui de la sociabilité par mimétisme, seule garante du bonheur des enfants. Parce qu’il faut faire comme les autres et ne pas exclure son enfant, petit mouton souffreteux de la modernité. Tout comme acheter des vêtements ou des chaussures de sport de marque, ou bien la télévision, la console de jeux vidéos, l’ordinateur connecté dans la chambre d’enfant. Derrière l’argument de la socialisation, il y a celui de la « coolitude », avec les copains (« être cool », ce n’est précisément pas être, mais avoir, détenir, posséder quelque chose qui vous fait ressembler aux copains, si possible en mieux) et coolitude des parents eux-mêmes : un parent qui exclurait son enfant s’exclurait lui-même de la coolitude, ce qu’aucun parent ne peut accepter : un parent moderne doit être cool pour les copains de ses enfants et au moins aussi cools que les autres parents (car le mimétisme ne concerne pas que les enfants).
Et puis, peut-être aussi parfois, une certaine vanité de la part de certains parents, heureux de revivre par procuration une jeunesse sans frustration : avec le téléphone portable, l’enfant devient adulte et l’adulte redevient enfant. Se superposant à l’argument de la sociabilité, celui de la modernité. C’est effectivement imparable : puisque le portable est la modernité, l’enfant ne peut s’en passer sans s’exclure de la modernité, de l’ouverture au monde d’aujourd’hui, de la vie. Et bien sûr, qui serait assez cruel ou stupide pour priver ses enfants de la modernité, quelle qu’elle soit ? Bref, c’est au nom de l’ouverture au monde et à la vie moderne qu’on permet finalement à des enfants de s’user les yeux sur des écrans de quatre pouces, en jouant à des jeux idiots ou en ayant une sociabilité détraquée.
Le second argument est celui du lien parental. Symptomatique de l’absence contemporaine de confiance parentale en l’institution scolaire, il témoigne de cette réticence à accepter que les enfants, pour grandir, doivent échapper à l’environnement parental exclusif et se confronter à un environnement autre, public et collectif. Comme si l’école pouvait être un lieu dangereux : mais si l’école est un lieu de danger pour les enfants, existe-t-il un seul lieu sûr au monde ?
L’argument du lien parental cache souvent une aspiration fusionnelle qui, sous couvert de donner l’autonomie, surveille et étouffe l'enfant. Certains mobiles sont même vendus avec une puce GPS pour permettre aux parents inquiets de géolocaliser en permanence leur progéniture sur des cartes 3D. Plus triste, cet argument du lien artificiellement gardé témoigne de la perte de contact réel avec l’enfant : quand communiquer avec son propre enfant devient joindre son enfant. De plus cette recherche d’un contrôle totalitaire sur son enfant constitue en réalité un bel aveu d’impuissance des parents qui se dédouanent ainsi à bon compte de leur rôle éducatif. Comme si le téléphone portable, objet transitionnel de la modernité, pouvait se substituer à la présence parentale.
Enfin le troisième et dernier argument est plus pernicieux. C’est l’argument de la bonne foi : bien sûr les parents admettent que le téléphone n’a rien à faire en classe. Mais ils considèrent soit leurs enfants comme des adultes responsables, soit au contraire que c’est le rôle du professeur de veiller à ce qu’ils ne les utilisent pas. On voit bien que le professeur doit par conséquent suppléer à la démission parentale. Certains parents seraient pourtant avisées d’étudier les factures détaillées des communications de leurs enfants pour constater le décalage entre leurs bonnes intentions et la triste réalité.
Bref de bien piètres arguments. Car quand on y réfléchit un tant soit peu rationnellement, tout s'oppose à la présence les téléphones portables dans les enceintes scolaires.
Un trou noir pédagogique
Bien entendu, les sonneries intempestives, les pertes, les bris ou les vols de ces bijoux de technologie portent atteinte au bon fonctionnement de l’école. Sa confiscation et sa restitution est une source de crispation et de conflits continue. Mais tous ces inconvénients ne sont au fond que des nuisances superficielles.
Car les téléphones portables sont avant tout une source de distraction pour l’élève, un trou noir pédagogique. Fenêtre en trompe-l’œil sur le monde extérieur, les téléphones permettent d’échapper à tout moment à la prison de la classe, à l’ennui de l’école. L’ennui étant unanimement considéré comme une source d’échec scolaire par tous nos pédagogistes, le portable serait donc un outil de réussite scolaire ?
En réalité refuser l’ennui, c’est refuser le principe même de la classe ou de la vie avec les autres. Avatar moderne du divertissement pascalien, le téléphone portable est l’ennemi dans la classe même de toute concentration scolaire : il correspond bien à cette génération d’élèves incapables de suivre un cours d’une heure quand ils peuvent dans le même temps jouer, télécharger des sonneries, envoyer ou recevoir des appels, des SMS, des MMS, être connecté aux réseaux sociaux, chatter, surfer sur le web, prendre une photographie ou filmer des camarades ou des professeurs, à leur insu le plus souvent, voire envoyer le tout sur internet, en toute impunité puisque les réseaux sociaux ne sont que partiellement publics.
D’une manière générale, le divertissement permanent n’empêche pas seulement la concentration en cours, mais, s’imposant dans tous les temps morts de la vie quotidienne, il prive l’enfant de patience, d’observation, de méditation, de recueillement. Pour le dire autrement ce que l’enfant gagne en connectivité, il le perd en profondeur.
Quant à l’atteinte au droit à l’image d’autrui, c'est un délit réprimé par la loi. Quand, plus répréhensible, il ne s’agit pas de ridiculiser un camarade ou un professeur, comme cela commence à être de plus en plus le cas : on trouve sur les réseaux sociaux des photos volées en cours, voire des photomontages provocateurs. Le téléphone portable devient une arme qui pervertit profondément la relation de confiance entre le professeur et ses élèves. Dans la cour la pratique du happy-slapping signe l’avilissement moral de toute une société. Que l’on songe à ces adolescents qui ont diffusé récemment sur internet une vidéo de viol devant la gare de Lyon. Ou à cette professeur désespérée qui s’est immolée dans la cour de son collège, filmée par les élèves : le téléphone portable est aussi au service des passions les plus abjectes de l’être humain.
Pour ce qui est de la fraude scolaire, elle a toujours existé. Mais elle voit aujourd’hui, grâce au téléphone portable, ses possibilités démultipliées à l’infini. D’artisanale, la fraude devient industrielle. Il est ainsi possible de stocker des cours, des images, des graphiques sur la mémoire d’un téléphone, de consulter des sites, des dictionnaires de langues installés sur le téléphone, des résumés d’œuvre ou des corrigés en ligne, de valeur très discutable le plus souvent. Personne auparavant ne pouvait tricher lors d’un commentaire composé en français ou d’une dissertation en philosophie en classe : grâce au téléphone portable, ce progrès devient possible ! Ainsi la dissertation littéraire ou philosophique qui marque en principe la fin de scolarité obligatoire et l’aboutissement d’une culture personnelle et d'une forme de raisonnement, est aujourd’hui entrée dans l’ère du soupçon : est-ce bien l'élève qui a écrit ?
Les professeurs des classes préparatoires ne s’étonnent plus des copies reproduisant au mot près des traductions classiques de la littérature étrangère ou montrant une érudition surprenante. Au baccalauréat les exemples de fraude au téléphone portable se banalisent un peu plus chaque année. Le téléphone sert à communiquer avec l’extérieur ou à diffuser des sujets éventés. Le plus consternant est le scandale des parents, même quand leur enfant est pris sur le fait : il est vrai qu’une partie de la responsabilité leur incombe, puisqu’ils payent et le téléphone et l’abonnement. Pire : certains parents concèdent une faute morale mais en leur for intérieur admirent l’ingéniosité de leur progéniture dans un monde où il faut prendre les places qui sont à prendre, peu importent les moyens.
Plus grave que tout : le téléphone portable, dans sa dernière version perfectionnée, le smartphone ou - ironie du sort - « téléphone intelligent », est le cheval de Troie d’internet dans la classe. A ce titre il présente les mêmes défauts qu’internet à la maison, contribuant à l’idée que toute culture, toute connaissance, tout savoir est inutile. Ou plus précisément que l’effort qui doit l’accompagner est inutile, comme s’il suffisait après tout que la culture soit disponible : or le téléphone que l’on emporte avec soi ne rend-il pas cette disponibilité pratiquement absolue ? Ce n'est plus l'élève qui est intelligent, mais son téléphone. Bref, la culture n’est plus en nous, elle est en ligne. Et cette simple pensée est effrayante.
Avec le téléphone portable, le lien de confiance avec l’école est rompu, la notion d’effort s’effrite, l’idée de culture de personnelle disparaît.
Comment ne rien faire
Nous avons plus de force que de volonté ; et c’est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles
- La Rochefoucauld
Devant le tollé soulevé par l’éventualité d’une interdiction totale, les gouvernements successifs, malgré des déclarations bravaches, se sont bien gardés de trancher. La détention n’est pas interdite, mais seulement l’utilisation en cours. Différentes dispositions dans les règlements intérieurs des établissements scolaires précisent les modalités de cette interdiction partielle. Pour la fraude au téléphone portable, l’institution scolaire, sourde et aveugle de par son retard pachydermique, n’a pas même encore réfléchi à cette question.
Bien sûr, dans un monde idéal où les enfants seraient vertueux, ce compromis ménage en apparence la chèvre et le chou. Mais dans le monde réel, permettre de jure la possession d’un téléphone, c’est encourager de facto son utilisation. Nous voilà à la catastrophe actuelle. Sans compter que l’interdiction en cours (rarement sanctionnée) vaut autorisation ou tolérance dans les couloirs, dans la cour, dans les toilettes. Le happy slapping ou d’autres formes de harcèlement scolaire ont donc de beaux jours devant eux avec la généralisation des nouveaux téléphones « intelligents ». Admet-on qu’un élève entre en classe ou se promène dans les couloirs de son collège avec une caméra ?
Dans le cadre de cette tolérance relative, il faudra bientôt renoncer à étudier les grands textes classiques qui fondent notre culture commune, puisque leurs commentaires sont tous en vente sur internet.
Plus grave : cette tolérance partielle vaut encouragement de l’institution pour les rares parents qui éprouvent encore quelques scrupules.
On peut pourtant faire pire. Puisque le portable est la modernité, autant le faire rentrer dans les classes. C’est ce que pensent certains pédagogistes, pas peu fiers de se montrer originaux et inventifs. Pour faire rentrer le numérique à l’école, quoi de mieux que de s’appuyer sur ce qui existe, les téléphones des élèves, d’autant que c’est un progrès qui ne coûte rien à l’école. « Le vrai progrès ce n'est pas de s'épuiser à entretenir une guerre perpétuelle et perdue d'avance avec les pratiques sociales des jeunes. Mais de jeter les passerelles éducatives qui permettront à l'École d' "intégrer ces pratiques dans des stratégies scolaires". Les téléphones portables peuvent, toujours selon les pédagogistes, devenir des « machines à apprendre », il suffit d’en faire « des portails de l’apprentissage ».
C’est évidemment supposer, en bon rousseauistes, que les élèves sensibilisés à un usage moral du téléphone sauront se corriger et l’utiliser à bon escient, comme un outil scolaire et uniquement scolaire. Une douce utopie.
Et pourtant…
Avec un peu de volontarisme, un retour en arrière est possible même si il ne pourra que provoquer une opposition frontale de la part des élèves et des parents (on se souvient de cette professeur qui a récemment reçu une lettre d’insulte de toute sa classe de terminale parce qu’elle avait le malheur d’exiger qu’ils n’utilisent pas leur portable en classe : les élèves ont même exigé que cette professeur « rétrograde et attardée » soit remplacée dans les plus brefs délais). Voilà pourquoi, avant d’être mise en œuvre, elle devra être précédée d’une grande et ambitieuse campagne de sensibilisation à l’intention des parents et des élèves: il faut d’abord faire de cette lutte contre les téléphones portables à l’école une grande cause scolaire nationale.
D’un point de vue pragmatique, il faut s’interroger : comment rendre applicable une telle interdiction ? D’ores et déjà, pour lutter contre la fraude, l’installation de portiques à l’entrée des salles d’examen pourra déjà être un grand progrès. Des détecteurs de signaux ou des brouilleurs, aujourd’hui interdits, pourront être généralisés. Et si l’interdiction devient finalement totale, des portiques à l’entrée des établissements scolaires. C’est à ce prix que nous pourrons sauver ce qui reste de notre école.
Bien sûr, la fraude sera toujours possible. Mais pour lutter contre elle, il faudra appliquer une sévérité exemplaire, bien différente de l’actuelle tolérance : mieux que des règlements intérieurs, une loi devra explicitement interdire les téléphones portables (et tous dispositifs de communication) à l’école, assorties de sanctions légales (confiscation, mention au dossier scolaire de l’élève, exclusion, amende pour les parents).
Qu'on le veuille ou non, le téléphone portable à l’école est un miroir de notre société, un révélateur bien peu flatteur de ce que nous sommes devenus : des éducateurs impuissants et démissionnaires. Pour rendre un vrai service aux élèves, ne les traitons plus comme des adultes qui sauraient déjà ce qui est bon pour eux. Avec un peu de bon sens agissons, mettons fin à cet infantilisme institutionnel et parental et remplissons enfin notre rôle d'adultes.
Interdisons les portables à l’école.
[Commentaire Robin des Toits : "et exigeons des Pouvoirs Publics que soit promulguée la Loi n° 2010-788 du 12 Juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement."]
http://www.robindestoits.org/LOI-n-2010-788-du-12-juillet-2010-portant-engagement-national-pour-l-environnement_a1126.html
-------------------------
Source : http://www.laviemoderne.net/lames-de-fond/005-les-portables-de-multiplication.html