"La téléphonie mobile et le principe de précaution" - Le Monde - 05/06/2011



Il est plus facile de jeter à la poubelle un concombre espagnol que son téléphone portable. Pourtant, le principe de précaution, inscrit depuis 2005 dans notre Constitution, devrait s'appliquer de la même façon dans les deux cas. Mais nous avons manifestement la précaution sélective. Sans doute les précédents en matière de sécurité sanitaire et alimentaire, de la vache folle au Mediator, ont-ils contribué à nous rendre plus sensibles à ce type de risque. Cela n'explique pas tout.

Nous sommes plus enclins à prendre des précautions qui ne perturbent pas notre confort. L'histoire de la téléphonie mobile est, à cet égard, caricaturale. Le 4 février 2009, un arrêt de la cour d'appel de Versailles ordonne à Bouygues Télécom de démonter une antenne-relais de téléphonie mobile installée à Tassin-la-Demi-Lune dans le Rhône. Motif ? Les voisins ont une "crainte légitime constitutive d'un trouble", et, même si les études scientifiques ne parviennent pas à conclure dans un sens ou un autre sur les risques liés à l'exposition aux ondes électromagnétiques, le seul moyen d'écarter le risque est de démonter les installations. Le principe de précaution est invoqué par les magistrats.

Pris de panique, Orange, SFR et Bouygues Télécom en appellent au gouvernement. C'est qu'ils ont déjà dressé plus de 37 000 antennes-relais sur le territoire. Et si l'arrêt de Versailles devait faire jurisprudence ? Le premier ministre, François Fillon, qui ne veut "paslaisser sans réponse " l'inquiétude des Français, et sa ministre de la santé, Roselyne Bachelot, ont donc convoqué un "Grenelle des antennes". Rien moins. L'application du principe de précaution à quelque chose dont on ignore à peu près tout a donc donné ceci : expérimentons la réduction de la puissance des antennes, histoire de rassurer la population.

Les expérimentations sont en cours. Le problème est que le rayonnement en ondes du téléphone est augmenté lorsqu'il est en relation avec une borne "bridée". Or, s'il y a une chose que les scientifiques et les industriels des Télécoms savent depuis longtemps, c'est que les ondes émises ou reçues par le téléphone sont absorbées par le corps humain en bien plus grande quantité que celles émises par une antenne-relais. Mais il paraît plus facile (plus rentable ?) de mobiliser des parents d'élèves contre une antenne sur le toit d'une école que de les convaincre d'éloigner leurs enfants de leur propre téléphone portable.

Le "Grenelle" a aussi décidé que l'affichage du débit d'absorption spécifique (DAS), qui mesure le niveau de rayonnement électromagnétique des téléphones mobiles, sera désormais obligatoire sur les lieux de vente et les publicités (le décret attendra jusqu'à octobre 2010 pour être publié).

Des plaquettes recommandant l'usage des kits oreillettes ont été éditées (30 millions ont été distribués selon l'association des opérateurs Télécom). La France, en pointe sur le sujet, impose même depuis des années aux fabricants de fournir les oreillettes avec leurs mobiles. La belle affaire ! Rappelez-vous ces années pendant lesquelles les ceintures de sécurité pendouillaient sur la banquette arrière des voitures. Jusqu'à janvier 1990, où leur port est devenu obligatoire. De décoratives (quoique), elles sont devenues efficaces.

Pourquoi ne pas rendre obligatoire le port de l'oreillette ? La Fédération française des télécoms rétorque qu'il ne faut pas s'alarmer. Pour la première fois, les scientifiques du Centre international de recherche contre le cancer (CIRC), réunis sous l'égide de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ont estimé, mardi 31 mai, que les champs électromagnétiques (issus des mobiles, téléphones fixe sans fil, bornes WiFi ou fours à micro-ondes) sont des "cancérogènes possibles".

L'Association internationale des télécoms sans fil (CTIA) a beau jeu d'affirmer que l'on retrouve le café parmi les produits classés "cancérogènes possibles" par le CIRC. Mais les études épidémiologiques sur lesquelles ont planché les scientifiques du CIRC reposent, pour la plupart, sur des données et des comportements datant de 2004. Une autre époque à l'échelle du mobile.

Selon le régulateur des télécoms (Arcep), 65,5 millions de téléphones mobiles étaient actifs en France en mars 2011, soit 47 % de plus qu'en 2004. Les usages eux aussi augmentent : chaque Français envoie en moyenne 178 SMS par mois, neuf fois plus qu'il y a sept ans. Les forfaits dits "illimités" se sont multipliés. Sans compter que les nouveaux téléphones multimédias sont "multitâches", c'est-à-dire en mesure de recevoir des données pendant que l'on téléphone.

Cette explosion des usages mobiles interdit de nous satisfaire de la comparaison avec la consommation de café qui, non seulement est relativement stable sur cette période, mais surtout est suffisamment répandue dans la population et dans le temps pour que la mesure du risque soit, aussi, stable. On ne peut pas en dire autant du mobile. Les sujets examinés par les scientifiques n'ont pas plus de dix ou quinze ans d'exposition aux ondes à leur actif.

Qu'attendons-nous pour dégainer nos oreillettes ? L'Etat hésite légitimement avant d'imposer certaines mesures de précaution dont le coût paraîtrait disproportionné par rapport au bénéfice escompté. Mais ici, point de coût social ni économique. Les oreillettes sont dans nos tiroirs.

Si l'on hésite encore, reportons-nous à la Constitution (article 5 de la Charte de l'environnement) : "Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage."

jacquin@lemonde.fr. Rédacteur en chef

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Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/06/04/la-telephonie-mobile-et-le-principe-de-precaution_1531880_3232.html

Robin Des Toits
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